C’est ce gros classeur blanc posé sur mon étagère de bureau. Celui dans lequel s’entasse depuis septembre 2014 d’innombrables feuilles de papier, plus ou moins volantes, plus ou moins ordonnées, ça dépend de quand elles sont arrivées là, du sujet aussi, surtout. Des compte-rendus de docteurs divers et variés, des IRM, des échos, des radios, des mots barbares comme TOGD ou potentiels évoqués visuels dont je n’avais jamais entendu parler avant, des prises de sang avec des résultats sur 6 pages, des scanners, des rapports d’hospitalisation avec des pistes étiologiques qui font peur.
Des fois je le range, en gros. Je scanne les papiers importants, je mets des intercalaires. Il y en avait pas assez avec un paquet, il y en a eu d’autres. Aussi souvent, je mets d’autres papier dans des chemises à rabats, pour des réunions. À la base la jaune était pour tel sujet, la bordeaux pour tel autre, et encore une troisième couleur je ne sais plus. Je les fourre dans un tote-bag pour les trimballer chez le docteur, chez le dentiste, à l’école, chez le cardiologue, au CAMSP, chez la psychomotricienne. À l’hôpital 1. À l’hôpital 2. À l’hôpital 3.
Des fois je les prépare avec une minutie effrayante, m’interrogeant sur le sens du classement. Le + récent en premier ou l’inverse ? Je range mes petites fiches cartonnées vertes pour prendre des notes, vestiges de mes fameuses fiches d’étudiante ultra bien organisées dont j’étais si fière, c’est loin, très loin mais ça marque. Je mets le crayon à billes dans la chemise pour être sûre de ne pas l’oublier. Je post-it mes questions dans la chemise à rabat, la jaune ou la bordeaux donc, ou la troisième. Tout est prêt.
Parfois j’oublie le tote-bag et j’arrive sans rien. Ou alors j’ai juste oublié les seuls papiers qu’on m’a demandé pour de vrai. Souvent j’ai tout et en fait il n’y a besoin de rien. Quasiment tout le temps en fait.
« Pour votre entrée dans notre service, venez avec tout l’historique médical, genre avec tout tout tout ». Je me suis dit que le classeur n’était pas à la hauteur, je n’étais pas à la hauteur. Vite, tout reprendre, tout reclasser, à la perfection, à l’obsession.
Je déraille, pathétique, avec mon tube de colle, mes intercalaires, mes gommettes. Je bouleverse mon système de classement, je reprends, j’enlève des feuilles de leur rangement plastifié, je les remets.
Je lis un mot au hasard, une phrase, un nom de docteur dont je revois encore le visage fermé, les mots tellement effrayants. Ceux qui ont compris, ceux qui n’ont pas compris. Ceux qui ne savaient pas, surtout. J’ai l’impression de découvrir une histoire qui n’est pas la mienne. Aucune mère n’a un dossier médical aussi gros pour un enfant de 6 ans, ça n’existe pas, ce n’est pas nous. Je trie la vie d’un autre enfant. Hospitalisation étiologique, génétique, cardiologie, examens, prises en charge… Tout est trié, rangé, classé, étiqueté, système Dewey personnalisé, du sur-mesure. Mais pour qui ?
Je ne sais pas pourquoi je fais ça. Mettre de l’ordre dans l’indicible passé qui ne me dit rien du futur. Rien du tout. Juste la certitude qu’un jour il faudra un deuxième classeur.
L’illusion du contrôle oui. Le syndrome de la bonne élève, regardez mon classeur comme il est beau comme il est bien rangé. La chef de projet frustrée, qui ne gère plus que ça. Ce « plus que » tellement grand. Agenda, connaissances médicales et paramédicales, montage financier pour payer telle ou telle prise en charges, relances téléphoniques, apprentie militante en droit du handicap et de la scolarité “pour tous” vaste blague, veille internationale sur les connaissances en TND, écriture de compte-rendu à la recherche inlassable des bons termes toujours mal interprétés. Mes notes parfaites au milieu du jargon médical. C’est bien rangé, c’est beau, regardez les grandes catégories en rouge, puis les sous-catégories en orange, puis… Félicitez moi. Reconnaissez l’efficacité de cette organisation si inutile.
Le classeur déraille un peu. Il est si gros. Tu sais les classeurs trop grands, trop gros, le dernier anneau qui se décale juste un peu de son axe. Tu ne peux plus tourner les pages en blocs, faut faire attention, y aller lentement, mais je ne veux pas, attendez monsieur le médecin l’échographie de juin 2015 elle est là je sais, et puis celle de septembre 2016 en suivant. Tu vas trop vite, tu fais sauter juste l’œillet du bas, il faut tout remettre, ça prend des plombes. « Tout ça pour ça » te sussure ton angoisse, et puis les doigts qui tremblent.
Pour quoi ?
Pour rien, c’est juste un dossier. C’est son dossier, ton dossier, c’est la vie médicale de ton gosse de 6 ans en plus de volume que t’en aura jamais.
Le mec ou la nana en face s’en fout. Il va l’avoir son info, il t’a cerné la mère dans l’hyper contrôle des feuilles face aux gènes incontrôlables eux. Souvent ils sont contents, au moins ils ne galèrent pas. Moi je me demande qui peut être fier de quoi dans tout ça. Et je me rends compte que mon dossier parfait n’est que le fier fardeau de mon étiquette de mère d’enfant handicapé.
Je remets le gros classeur dans le tote-bag et je rentre.
J’ai mal à l’épaule.
Je vais rouvrir les 4 gros anneaux pour ajouter le nouveau compte-rendu. Mais avant, ne pas oublier de le scanner pour en faire une copie sur le cloud.
J’ai mal au cœur.
7 comments
Je fais exactement pareil ❤️ j’ai le classeur rangé nickel avec les intercalaires et tout. Tous les comptes rendus rangés dans leur pochette plastifiée. Chez nous tous les papiers sont dans un bordel innommable, sauf ça, LE classeur. Ça m’est indispensable sûrement pour se donner une illusion de contrôle dans tout ce merdier comme tu dis. Moi aussi je trimballe dans un grand tote bag, toujours le même. On fait de notre mieux pour nos enfants, même à travers un simple classeur ❤️
C’est tellement ça… Je ne veux pas être prise « en défaut » sur son suivi, c’est un peu bête car au final on ne doit rien du tout à personne mais au moins. Là c’est rangé et classé.
Qui peut être fier de quoi? D’ici j’ai envie de te dire TOI… Des trésors d’énergie et de combativité que tu déploies face à tout « ça »… Et de lui, d’être ton si formidable petit chat. De vous… qui affrontez tout ça et vous battez, comme des lions… Même si j’imagine tout ce que cela demande de forces…
Merci
Très beau ce texte. Moi aussi j’avais mon classeur spécial PMA, et je me souviens que je m’étais fait cette reflexion que c’était vraiment le reflexe de la bonne élève : comme si le medecin allait te feliciter et te filer un meilleur traitement pour te recompenser de ta bonne organisation! « Vous madame, vous meritez vraiment ce bébé, prenez ce cachet magique de fertilité » J’ai eu beaucoup de chance : mon classeur n’a pas eu le temps de se remplir tant que ça, et je n’y ai pas touché depuis la naissance de ma fille. En effet, tu ne pourras pas refermer le votre, et il va continuer a deborder. Mais il ne dit pas non plus tout de la vie de votre petit chat : les chansons de Brel ou des images de la Pat Patrouille n’ont pas leur place sous pochette plastique…
A croire que nous sommes éduquées dans l’idée qu’en « travaillant bien » avec nos jolis dossiers tout devrait aller… C’est fou !
Ce gros classeur, nous l’avons aussi mais c’est mon mari qui s’en est occupé dès le départ alors que j’assurais quasiment tous les rendez-vous. Les compte-rendus étant en allemand, je les mettais toujours sur son bureau pour qu’il vérifie si cela correspondait bien à ce que je lui avait raconté mais je n’avais aucune envie de les lire, trop douloureux et déprimant. Il a aussi classé les différentes démarches, les séparant par des intercalaires récupérés de ses classeurs de fac. Le classeur est rangé entre celui des bulletins de salaire et celui des assurances et contrats divers.
Toutes ces feuilles qui ne disent rien de nos sentiments si contradictoires.