Je ne l’ai pas fait cette photo cliché à poster sur les réseaux sociaux. Le gros plan des clefs avec dans le fond ma nouvelle maison baignée de soleil. Bien entendu, j’aurais choisi un moment ensoleillé. Je me serais contorsionnée pour qu’on ne voit pas la décrépitude de la façade. Et bien sûr, j’aurais montré la seule grosse clef ancienne du trousseau, celle qui fait tellement genre et que j’adore.
Pourtant j’en ai rêvé ! Pendant ces trop longues semaines d’attente ou tu attends fébrilement de savoir si tu vas pouvoir l’acheter cette maison, où tu t’enquilles des mètres linéaires de documents administratifs tous plus abscons les uns que les autres, où tu désespère d’avoir une réponse positive. Je ne voyais que ça : avoir ces clefs… et surtout le partager, enfin !
Et puis j’ai eu les clefs. Je les ai eu, je les ai regardées. Et ça m’a semblé trop réducteur. Car ces clefs ne disent rien. Elles disent « ô trop cool, on est proprios, génial ». Mais elles ne disent rien. Elles ne disent rien de ce qu’il y a derrière.
Elles ne parlent pas de ce que ça signifie pour nous ce projet. Devenir propriétaires, oui, on le voulait, depuis un moment. Mais les contraintes, les contraintes… Nous avons été freinés tellement longtemps. Car quand tu vis avec le handicap, les fils qui t’attachent au quotidien sont bien plus nombreux. On ne savait plus par quel bout prendre les choses. Ne pas s’éloigner trop des rééducateurs, de l’hôpital, comment savoir si on pourra dépendre d’une bonne école (existent-elles d’ailleurs ?), mais comment faire pour gérer ceci ou cela si on bouge trop ? La réalité du budget. La grandeur de nos envies les plus folles et leur renoncement previsible. L’étroitesse de la marge de manœuvre dans notre organisation. La vie qui passe, qui passe, et qui nous a si longtemps donné l’impression de faire avancer les autres sans nous.
Ces clés ne disent rien de l’attente de ces dernières années. De cette impression que la vie des autres avance à nous. Le décalage, toujours là, toujours plus grand. L’idée que nous passions à côté de quelque chose. Quelque chose que les autres avaient. L’envie, l’envie premier degré, la pas reluisante, celle qu’on n’avoue pas, celle qui appuie sur ton ventre devant les bonnes nouvelles des autres. Leurs bonnes nouvelles qui semblent ne souffrir d’aucunes contraintes. C’est faux bien entendu. Mais quand le petit diable qui vit dans ta tête a décidé de voir les choses comme ça, et bien…
Ces clefs ne disent pas ce qui s’est passé, ce qui nous a mené jusque là. Les envies, les espoirs déçus. Pour arriver là. Cette maison tellement cabossée qu’on a envie de polir jusqu’à ses moindres recoins. Ou pas complètement en fait. Ce projet un peu fou qui nous rattaché enfin à une vision de notre vie telle qu’on la voulait.
Alors je n’ai pas fait la photo. La flemme les gars, et d’autres chats à fouetter. Et des cartons à ranger ! Et puis cette amie qui nous immortalise tous les 5 devant la façade et ses fêlures le jour de notre déménagement.
Derrière les clefs il y a tellement. Et il y aura tellement.